Le corps comme espace d’accueil

Le corps comme espace d’accueil : Quand c’est l’animal qui …
Article rédigé pour le numéro spécial sur l’accueil de
 L’Antre-toise
Vinciane Despret
Je ne sais si les animaux ont quelque chose à nous apprendre en matière d’accueil — accueilleraient-ils mieux, plus sûrement, plus authentiquement, plus adéquatement que nous ? Je ne pense pas que ce soient de bonnes questions à leur adresser : il ne faut pas chercher ce qu’ils pourraient nous apprendre, mais commencer, avec eux, comme amorce d’une relation un peu plus polie, ce dont ils pourraient nous apprendre à nous déprendre.
Ainsi d’ailleurs en va-t-il de l’intelligence quand on leur demande de nous aider dans l’exercice. On commence toujours, c’est remarquable, par mal poser la question : on leur demande s’ils sont capables de choses dont témoigne notre intelligence. On les invite à s’inscrire dans des modes semblables aux nôtres — des actes cognitifs, si possibles réflexifs, de la conscience de soi et de l’autonomie. Ils nous répondent, quand on sait les entendre — et c’est là que nous commençons à vraiment apprendre, c’est-à-dire à vraiment nous déprendre : « c’est cela que vous appelez intelligence ? C’est à cette compétence limitée que vous renvoyez ce terme ? Mais nous, nous les animaux, avons inventé quantité d’autres modes qui relèvent d’autres formes, et qui nous aident à entrer en relation avec le monde et avec les autres. Par exemple, l’intelligence du « faire-attention-aux-autres », que cultivent si bien les chiens, qu’en faîtes vous ? L’intelligence d’échapper aux contraintes qu’entraîne toute relation, dont les chats sont sans conteste les grands experts, qu’en faîtes–vous ? Et l’intelligence du chemin familier, que développent certains êtres dont le monde est fait d’habitudes ; et l’intelligence de la fidélité — encore d’autres habitudes qui produisent d’autres intelligences— ; ou encore l’intelligence du sautillement souple ou de l’hésitation ; qu’en faîtes-vous ? Que faîtes vous de ces intelligences que les rats et les oiseaux migrateurs ont inventée avec les chemins , ces intelligences que les oies cendrées et les corbeaux ont cultivées avec leurs partenaires, ces intelligences de la flexibilité du rapport au monde que corbeaux et corneilles, sautillant et hésitant de manière parfaite, ont créées et déviées dans leur usage du monde ? Est-ce pour être plus humain que vous les avez toutes oubliées ? ».
Certes, on entend rarement les animaux sur ce genre de questions. Il n’est donc pas étonnant qu’à chercher à apprendre ce que nous savons déjà par cœur, nous ne sachions toujours pas nous déprendre de ce que nous savons de manière répétitive, surtout en matière d’intelligence où nous sommes souvent particulièrement bornés. On cherche l’intelligence, on ne peut que la trouver telle qu’on la connaissait déjà. Mais si on voulait en apprendredes intelligences, c’est aux animaux qu’il faudrait nous adresser sur un mode qui soit celui qu’ils pourraient nous imposer : dans quel usage du monde, de soi et des liens sont-ils « tout à leur affaire » ? On en apprendrait des mille et une manières d’être intelligent dans le monde des vivants.
Aussi, sur la question de l’accueil, les animaux auraient-ils donc à nous apprendre, non pas de ce que nous sommes ou de ce que nous avons raté d’être, mais au sujet de la diversité des usages du monde, on plutôt de la diversité des usages dans ce monde. J’aime encore bien cette idée : que les animaux nous apprennent la diversité des bons usages. Mais qu’on ne leur demande surtout pas ce qu’est bien accueillir ; cela ressemblerait vraiment trop à ces clichés héritiers des discours post colonisateurs (paternalistes et bienveillants qui sentent l’achat de bonne conscience) lorsqu’on dit des autres, justement des ex-colonisés, « comme ils sont accueillants ! ». Donc, non, on ne fera pas aux animaux ce qu’on a fait aux peuples décolonisés : les ériger en modèles candides et généreux du bon accueil. En revanche, on pourrait leur demander, ça et là, des usages en leur monde, et plus particulièrement, quand ils diffèrent suffisamment de ce que nous pensons, ou avons recensé en matière d’usages dans le nôtre.
D’abord une chose, essentielle à comprendre : chez les animaux, c’est avec le corps qu’on accueille. Les choses sont secondaires, les lieux aussi, le plus souvent. Certes, on peut faire un nid pour y accueillir la femelle, on peut même magnifiquement le décorer, comme le font les oiseaux jardiniers ; certes encore — mais s’agit-il encore d’accueil ?, on peut marquer les frontières de son territoire, et les traces odoriférants sont bien comme une banderolle à l’entrée de l’habitat : ici tu es chez moi. Mais il faudrait alors se convaincre qu’un signal barrant l’accès d’une route soit un message d’accueil. C’est donc avec le corps qu’on accueille, avec les mains, les doigts, les dents, le sexe, les yeux, la bouche, les testicules, les oreilles, la queue et tout ce qui, en outre, produit des odeurs et de la chimie des corps : l’accueil est geste, toucher, danse parfois, on le verra. Et de ce fait, l’accueil est avant tout, chez les animaux qui en cultivent l’usage, et pour les humains qui les ont traduits, salutation d’accueil— en anglais, c’est le terme to greet qui s’impose, et qui désigne une salutation de bienvenue.
Un premier usage, récurrent dans de nombreuses espèces, je parle ici des chiens, des babouins et des cratéropes écaillés, mais d’autres pourraient en dire autant d’eux-mêmes : celui de la redondance de l’accueil. Je vais suivre ici la littérature de l’éthologie : on y lit que les pratiques de l’accueil se répètent ; mieux même, elles prennent leur sens dans la répétition et de la répétition. Voilà sans doute où peut se construire un parallèle avec les pratiques humaines, d’autant plus intéressant qu’il fait émerger le contraste : nous, les humains, pouvons dessiner, traduire, effectuer l’accueil dans l’espace — un lieu, une porte, une salle, un fauteuil ; nous pouvons charger des objets, des choses, des agencements d’espace et de choses, de traduire des significations : une porte ouverte, un fauteuil et un feu allumé. Un espace traduit un accueil. Une porte ouverte, un fauteuil et un feu allumé : c’est un peu cliché, me direz-vous, mais, justement, on est sûrs de se comprendre. Les significations, chez les humains sont stabilisées par des institutions — entendu qu’un espace fermé c’est déjà une institution, celle de la propriété. Une porte peut donc traduire un accueil, ou, si l’on pense l’accueil au départ du corps, une porte, c’est le produit d’une délégation d’intentions aux choses : on  peut déléguer une intention de dire « on ne passe pas » comme on peut déléguer, à une porte ouverte, ce qu’un corps dirait les mains tendues. Certes, d’autres choses, d’autres manières de disposer les choses peuvent être inventées, pour traduire l’accueil autrement, pour échapper aux conventions, bref pour mieux accueillir : mais on reste dans l’espace, dans la délégation aux choses et aux lieux. L’espace d’invention.
Au contraire, chez les animaux, aucune chose n’a de signification stabilisée ; et aucune institution ne vient étayer et garantir les significations. Là où l’espace, son occupation ou ses propositions d’occupation peuvent être vecteurs d’accueil chez les humains, chez les animaux ce sera plutôt le temps qui effectuera la possibilité d’accueillir, de comprendre qu’on est accueilli et de donner, ou non, son assentiment à cet accueil. Les gestes d’accueil prennent donc leur signification dans le temps : ils sont répétitifs parce qu’ils doivent sans cesse être renouvelés, et se déroulent souvent selon des séquences bien ordonnées. C’est ce qui fait qu’on a associé ces pratiques d’accueil à des rituels — les rituels, pourrait-on dire, désignent les gestes que les animaux exécutent, de manière répétée, en prêtant une grande attention à l’exactitude du déroulé et à la synchronisation avec les partenaires.
Ce qui semble obéir à une nécessité de réitération constante des gestes d’accueil, chez certains animaux, produit un effet particulier : les salutations d’accueil n’ont pas cette apparence « introductive » qui fait de l’accueil, chez nous, un amorce, une entrée, un préliminaire, ce qui va installer la relation, ou l’usage des lieux — vous voilà donc, quel plaisir, entrez, soyez bienvenu, faîtes comme chez vous, enlevez votre veste, voulez vous quelque chose à boire. Certes, il y a bien quelque chose du rituel ici, les phrases sont généralement convenues, comme le sont les gestes, mais en est absente une certaine forme de spectacularisation, une certaine forme appuyée d’exagération — on va y revenir, c’est important. Toujours est-il que le rituel d’accueil, chez nous, ne se preste qu’une fois par occasion, dans sa forme complète et stéréotypée. On imaginerait mal — à moins de suspecter une dégénérescence neurologique intéressante — un hôte ou une hôtesse disparaître en cuisine, et en revenir 5 minutes après avec des exclamations similaires à celles de l’introduction — vous voilà donc, quel plaisir, entrez, soyez bienvenu, faîtes comme chez vous, enlevez votre veste, voulez vous quelque chose à boire.
Avec les chiens, pourtant bien proches des humains et partageant avec eux quelques millénaires de rituels, rien n’est pareil, ou plutôt,c’est toujours pareil. Chaque retrouvaille refait la relation à neuf. Comme s’il fallait à chaque fois la reconstruire. Et peut-être est ce bien le cas, comme c’est le cas chez les babouins. Justement, parce que le monde, le monde social, le monde des relations, est à chaque fois remis à neuf.
Ce qui implique quelque chose d’important : les salutations ne sont pas un simple mode d’expression, les salutations ne « disent » pas, elles font beaucoup plus qu’informer ; les salutations transforment le monde des relations et les êtres qui s’y engagent.  On en a eu l’intuition, pour les babouins, lorsque la primatologue Barabara Smuts a remarqué que les rituels de salutation des babouins mâles qu’elle observait étaient un peu étranges : ils présentaient leur partie génitale à un partenaire afin que celui-ci les touche. Le risque n’est pas mince et, au vu de la vulnérabilité des organes impliqués, le babouin qui le propose place par là même – et littéralement – ses chances de reproduction future dans la main d’un rival potentiel.  Le toucher, en outre, dénote avec la manière habituelle, assez rude et relativement tendue, dont ces babouins entrent en relation. Comment comprendre le choix de ces gestes singuliers, d’autres plus anodins faisant parfaitement l’affaire chez d’autres babouins de la même espèce ? On aurait pu penser que ces rituels réaffirment la hiérarchie, le rituel serait la réaffirmation de la dominance de certains — cette explication est, soit dit en passant, la tarte à la crème des explications en éthologie. Barabara Smuts, heureusement, va en proposer une autre. En observant que les babouins ayant tissé des relations de coopération amicales vont présenter les rituels les plus complets et les plus intimes du registre comportemental, Smuts suggère de considérer le rituel d’accueil comme un moyen original par lequel les mâles évalueraient les possibilités de développer des interactions coopératives. Toute relation coopérative dépend toujours en dernier ressort de l’accord mutuel de chaque partenaire. Étant donné le risque toujours possible de défection, chaque individu réellement désireux de coopérer sera confronté au problème de savoir comment convaincre les autres de ses bonnes intentions. Le geste d’offrir une part de son corps au toucher, parce qu’il est risqué, aurait donc pour but d’accroître la confiance ; le refus d’y participer sera immanquablement évident pour chacun. Le geste d’accueil serait dès lors un geste par lequel on affirme et on évalue la volonté de s’engager de chacun des partenaires de la relation. La nécessité de sa constante réitération traduit en même temps les difficultés auxquelles sont confrontés les babouins : les alliances ne sont jamais stables, et l’ami d’hier pourrait s’avérer, dans un  conflit, le traître de demain. En une nuit, une autre alliance a pu se former. Comment savoir, dans un monde aussi changeant, qui est fiable et sur qui on peut compter ? Le geste d’accueil, cependant, n’est pas simplement un échange d’information : il s’agit d’une véritable prestation, comme on preste un serment, c’est-à-dire un geste qui modifie la relation au moment même où il affirme la qualité de cette relation ; un geste qui crée le lien au moment même où il sanctionne (affirme, notifie) le lien. Le rituel de l’accueil, dès lors, apparaît comme une incorporation de la communication. Car, de même que chez les babouins, il n’échappera aucun babouin qu’un autre puisse hésiter, devenir nerveux, ou au contraire, que le rituel s’avère comme une danse dans laquelle les deux partenaires s’accordent au fur et à mesure des gestes et se construisent comme partenaires de la relation dans ces gestes, avec le chien, on pourrait traduire chaque rituel d’accueil comme une mise à l’épreuve de la relation. « Qu’est-elle devenue, cette relation, depuis la dernière fois, et ce même si la dernière fois, c’était il y a une heure ? » demanderait le chien en sautant joyeusement à l’arrivée de son humain ; sans que nous puissions savoir si la question est vraimentposée — comme quand la fiancée demande à son amoureux s’il l’aime—, ou s’il s’agit plutôt de réaffirmer quelque chose que chacun des partenaires sait, mais dont la réaffirmation nourrit la relation.
Accueillir, dès lors, cela voudrait dire construire un agencement qui permet à chacun des partenaires d’affirmer son engagement. Cette hypothèse n’est pas la mienne. Elle croise joliment celle qu’ont soufflée les babouins de Smuts, mais elle vient d’un autre domaine : celui de l’observation d’oiseaux qui dansent dans le désert Israélien, les cratéropes écaillés. Pourquoi les cratéropes dansent-ils le matin au lever du soleil ? Pour comprendre leurs raisons, explique l’ornithologue israélien Amotz Zahavi, vous devez prêter attention au fait que danser comme ils le font tous ensemble, en formant une ligne aussi tanguante et vacillante qu’une équipe de marins avinés se tenant par le bras, est un rituel extrêmement dangereux. Ils pourraient le faire sous un arbre : ils dansent dans un espace découvert. Ils pourraient attendre que le jour soit pleinement levé et que la lumière leur permette de bien voir, ils le font dès leur lever. N’importe quel prédateur passant par hasard y trouverait une belle opportunité. Mais c’est justement cette dangerosité de la danse matinale qui fait des salutations des cratéropes un véritable rituel d’accueil qui réaffirme, réactualise et évalue, de manière fiable, les engagements de chacun. Ainsi, d’une certaine manière, font les chiens. Ils utilisent les rituels d’accueil pour évaluer la qualité de la relation qu’on leur propose. En d’autres termes, quand un chien vous accueille, il cherche bien plus à en apprendre de votre engagement qu’à vous instruire sur ses intentions.
Ainsi, les chiens (les gros chiens plus particulièrement), à chaque visite, s’approche du visiteur, de manière très amicale, et se mettent contre lui. Puis, continue Zahavi, ils se laissent aller, transférant progressivement leur poids sur la jambe du visiteur candide, jusqu’à ce que celui-ci, mis en danger de déséquilibre, ne repousse le chien. L’examen de la qualité des relations possibles est alors terminé, et concluant dans ce cas, pour le chien : la réponse à sa procédure d’accueil lui permet d’évaluer, de manière fiable et sous la forme d’une équation à bonne valeur prédictive (un rapport entre poids autorisé et temps t1 (refus) moins T0 (début de la posture du chien)) l’attitude du visiteur à son égard en tant qu’être chien. Et lorsque le chien accueille celui qui s’en occupe en se jetant sur lui ou, continue Zahavi, en l’écrasant de tout son poids dans le divan, que fait-il ce n’est lui demander de témoigner, par sa patience et sa disponibilité, de la qualité et de la force de son engagement ? Mais le chien ne réactive-il pas, de ce fait même, par ses gestes, sa présence encombrante et son enthousiasme entier, cet engagement ?
L’accueil, dans cette perspective, n’est pas, dans le monde de ces animaux, un contexte pour le lien : il en est à la fois la mise à l’épreuve créatrice et le vecteur d’existence et de fiabilité. L’accueil est le dispositif de création, d’affirmation et de reconstruction constante des relations. En d’autres termes, en tout cas chez ces babouins, ces cratéropes et ces chiens, l’accueil fait lien.
Note bibliographique.
Cet article s’inspire notamment des travaux de
- Bruno Latour et Shirley Strum : Strum, S et Latour, B. (1987) « Redifining the social Link : from Baboons to Humans ». Social Sciences Informations 26 (4) : 783-802.
- Barbara Smuts : Smuts, B & Watanabe, J. (1990). Social relationsnip and ritualized greetings in adult male baboons (papio cynocephalus anubis). International journal of primatology 11, 2 : 147-172.
 - Amotz Zahavi : Zahavi, A et Zahavi, A (1997)The Handicap Principle : a Missing Piece of Darwin’s Puzzle. Oxford : Oxford University Press
- Donna Haraway : Haraway, D.  When Species meet.  Minnéapolis, University of Minessota Press, 2008.

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